Le théâtre des Déchargeurs à Paris présente jusqu’au 18 décembre Sallinger de Bernard-Marie Koltès. Une œuvre dérangeante et magistrale sur l’ineptie du monde moderne, admirablement mise en scène par Léa Sananes et servie par une troupe de comédiens prometteurs…

  • © David Raynal

Du fracas, des cris et de la fureur pour pleurer le Rouquin. Le Rouquin, c’est le fils prodige, le frère, l’amant, l’ami, qui se suicide sans préavis ou même raison apparente. Alors que les Etats-Unis entrent en 1964 de nouveau dans la guerre au Vietnam, cette famille aisée et apparemment sans histoire, se trouvera à l’image de son pays projetée dans sa propre violence. A New York, il ne reste qu’une tombe virginale, des souvenirs et le fantôme du fils admiré de tous, qui surgit par moments dans les songes névrotiques de l’un de ses proches, entre Brooklyn et Times Square. S’ensuit pour tous ceux qui l’ont connu et aimé une longue descente aux enfers… « Je ne souhaite qu’une chose: c’est d’être capable toute ma vie de prendre des risques et ne jamais vouloir m’arrêter en chemin » écrivait Koltès à sa mère le 26 mars 1968.

Léa Sananes, metteur en scène de 22 ans entreprend de revisiter le turbulent dramaturge messin dans l’une de ses œuvres de jeunesse. Pari réussi. « Si cette œuvre avait un mouvement, ce serait celui de l’épuisement. Nous tous, témoins de cette histoire sans fin, touchons du doigt l’éternité » explique cette jeune metteur en scène qui avait déjà précédemment réalisé avec succès l’adaptation de L’Eveil du Printemps de Frank Wedekind. Bernard-Marie Koltès qui a fait de nombreux voyages initiatiques aux Etats-Unis rédige Sallinger en 1977.

Il s’inspire ouvertement de l’œuvre de l’icône de la littérature américaine J.D. Salinger (avec un seul L), auteur entre autre de l’Attrape-Cœurs. Il en résulte une pièce âpre, rugueuse, sans concession, où les comédiens frémissent et vibrent jusqu’aux zones les plus insoupçonnées de leur for intérieur. Ici tout n’est qu’absence, spectre, prémonitions, frustration, regrets, chagrin…

Les tableaux se succèdent dans l’incantation douloureuse de l’être aimé qui a préféré s’effacer de la surface de la terre plutôt que de partir à la guerre. Une pièce d’une intensité envoutante servie par une jeune troupe de comédiens possédée par le texte de l’auteur, disparu prématurément des suites du sida en 1989.

Riffs vengeurs

Et puis, il y a la force tellurique du texte. Des litanies magistrales en forme d’obsessions lancinantes qu’accompagne la bande son originale et inspirée de Mark Alberts, riffs vengeurs, rock rocailleux du Grand Ouest américain, stridences nocturnes.

La scénographie et les lumières d’Arn’o, à grand renfort de voix-off, textes et vidéos projetés, sont tranchantes, crues, esthétiques et terriblement efficaces. Les personnages défilent et s’approprient à tour de rôle avec une belle énergie la scène et la tessiture des mots. L’émotion est à son paroxysme pour la plus grande confusion ou la délectation du public.

Les comédiens du Collectif Rocking-Chair deviennent à l’image de leur auteur des météores incandescents à commencer par le Rouquin (Thom Lefevre), l’ange exterminateur qui récite à l’aveugle des passages de la bible entre deux grossièretés assumées. Mâ (Claire Devere), la mère courage, paumée et décalée, qui raconte des histoires avec moralité dans un grand éclat de rire sardonique. Al (Mark Alberts), le père alcoolique, ancien soldat de l’armée américaine, vétéran héroïque malgré lui, qui aime Mâ et ne se déteste pas. Anna (Juliette Raynal) la sœur déjanté qui appelle de ses vœux l’opération chirurgicale pour en finir avec sa vilaine démence. Leslie (Gabriel Tamalet), le frère inconsolable, qui ne peut s’empêcher de s’engager au Vietnam comme pour mieux défier le fantôme du Rouquin. Carole (Marie Sanson), la femme du Rouquin, qui veut en faire baver à sa famille, tout en pleurnichant sur sa pierre tombale.

June (Mégane Martinel), la bonne amie de Carole, qui à défaut de tenir la chandelle, maintient fermement sa torche électrique à la main et l’accompagne dans ses virées funèbres nocturnes. Et enfin Henry (Baudouin Sama), l’ami de Leslie, qui déteste serrer les mains, fustige l’impérialisme américain et fréquente tous les soirs les boîtes de nuit, parce que les filles sous les stroboscopes et les néons de couleur y ont la peau lisse et orange.

Performance dramatique

Koltès est mort à 41 ans de ses intransigeances existentielles et artistiques comme d’autres périssent d’une lente cirrhose censée les inspirer, poètes et écrivains maudits unis dans la même prophétie morbide de la création. Avec Sallinger, le théâtre des Déchargeurs démontre une nouvelle fois qu’il sait prendre des risques, aux confins des territoires dramaturgiques connus, toujours au service du public et des auteurs. On en ressort, haché menu, chahuté, heureux d’avoir participé à ce grand moment de performance dramatique. Le Rouquin ? C’est celui qui tous les lundis jusqu’au 18 décembre vient hanter notre mémoire. Une thérapie collective entre la vie et la mort, nécessaire et salvatrice, qui varie au son des intonations punk-rock sur fond de Beat Génération et d’ivresse paranormale.

David RAYNAL

Informations pratiques

Théâtre des Déchargeurs

Sallinger de Bernard-Marie Koltès
Tous les lundis à 19h jusqu’au 18 décembre
Tarif plein : 26 euros sur place
Tarifs réduits (uniquement sur Internet) de 10 à 22 euros

Collectif Rocking-Chair

  • Mise en scène : Léa Sananes
  • Comédien(s) : Mark Alberts, Claire Devere, Thom Lefevre, Mégane Martinel, Juliette Raynal, Baudouin Sama, Marie Sanson, Gabriel Tamalet.
  • Musique : Mark Alberts
  • Décors et lumières : Arn’o
  • Assistant mise en scène : Shérone Rey
  • Costumes : Mégane Martinel
  • Salle Vicky Messica

3, rue des Déchargeurs
RDC Fond Cour
75001 Paris

Pour en savoir plus : http://www.lesdechargeurs.fr