Posté le 3 décembre 2019 dans Arts & culture, Life Style.
Pierre Josse et les Bistrots du monde
Pierre Josse (rédacteur en chef des guides du Routard) et Pierrick Bourgault présentent au Jazz Café Montparnasse (14e) dans le cadre du Mois de la Photographie à Paris jusqu’au 16 décembre, l’exposition « Bistrots du monde » qui s’intéressent à tous les lieux de convivialité de la planète.
Pour Pierre Josse, vagabond professionnel (rédacteur en chef des guides du Routard), cette exposition de photographies est l’occasion d’offrir une reconnaissance, une mise à l’honneur de ces lieux indispensables au bon fonctionnement de notre société. Sans les cafés qui rapprochent et resserrent les solidarités, la vie des hommes s’effilocherait bien dramatiquement…
De son côté, Pierrick Bourgault, raconte et photographie les cafés et bistrots du monde. Il aime écouter, observer et décrire avec la lumière du lieu et de l’instant, montrer l’univers d’une personne, d’un groupe. Mêlant ce goût des mots et des bistrots, il organise chaque lundi un concert de chanson francophone au Jazz Café Montparnasse.
Tous deux sont auteurs de nombreux ouvrages, présentés lors de cette exposition, et membres de l’Association pour l’inscription au patrimoine immatériel de l’Unesco des Bistrots et Terrasses de Paris pour leur art de vivre. Rencontre avec Pierre Josse, un baroudeur au grand cœur qui affiche plus d’une centaine de pays visités au comptoir…
A l’occasion de cette exposition consacrée aux « bistrots du monde » pouvez-vous nous parler de votre démarche photographique ?
« Ma démarche photographique consiste à mettre en mémoire des instants et des émotions dont je sais qu’elles ne reparaitront plus jamais. Toute ma vie, j’ai voulu, de façon très modeste être la mémoire des choses qui sont amenées à disparaitre, surtout si elles ont une signification culturelle, sociologique ou humaine.
Avec cette exposition sur les bistrots du monde, j’avais pour objectif d’exprimer par la photo, plus que par l’écriture, l’atmosphère et la variété, de ces cafés du monde. Ce qui les unit, à savoir principalement, l’existence de ces lieux d’échanges sans distinction de classes. Des espaces, où l’on peut partager sa solitude, retrouver ses semblables et parfois même une raison de vivre collectivement. Mais je voulais aussi en même temps montrer ce qui les sépare, les paramètres géographiques, la diversité des villes et des traditions. J’avais simplement envie de transmettre les émotions que j’ai vécues dans ces bistrots, et d’essayer de partager avec des photos en noir et blanc, la grande culture bistrotière.
Le noir et le blanc sont pour moi les vraies couleurs de la nostalgie. Il existe des choses très belles en couleur, mais cela détourne un peu de la poésie des situations et des lieux. En revanche, mon binôme sur cette exposition, Pierrick Bourgault, propose justement des clichés en couleur pour une vraie dynamique et une belle complémentarité entre nos deux approches. »
Tous ces bars, n’ont pas les mêmes coutumes ou habitudes, la même façon d’aborder les clients. Est-ce la même chose d’aller au bistrot au Japon ou en Irlande ?
« C’est une aventure d’aller au bistrot au Japon. A Tokyo, énormément d’établissements sont tout petits. J’y ai même trouvé le plus petit bistrot du monde. Je ne parle pas d’une table que l’on met dans la rue avec une cafetière et quelques tasses. Non, un vrai bistrot dans un immeuble, 4 m² ! Avec la patronne derrière le comptoir, il peut y avoir sept clients et le huitième se retrouve dans le chambranle de la porte. C’est intéressant, parce que c’est une vieille clientèle de quartier.
Ces bistrots sont un héritage historique. Ils ont été créés au moment de la reconstruction de Tokyo après 1945. Des centaines de milliers d’ouvriers travaillaient sur les chantiers et il leur fallait des petites cantines, des lieux pour se reposer, se détendre et se sustenter.
Comme ces estaminets nippons étaient proches des chemins de fer, les terrains n’étaient pas constructibles ou peu attractifs. Avec la spéculation immobilière qui sévit dans les grandes mégalopoles, c’est presque un miracle qu’ils aient subsisté jusqu’à maintenant. Une des traditions de ces petits bistrots, c’est par exemple de refuser les étrangers. Non par xénophobie, mais tout simplement parce que lorsque vous n’avez que sept clients dans la salle, il y a de fortes chances pour que ce ne soit que des habitués.
Si les touristes arrivent en masse et occupent ces petits bistrots, les clients habituels vont probablement déserter la place et leurs propriétaires risquent à terme de perdre leur clientèle et de fermer boutique. Mais il faut dire que les choses changent petit à petit et que ces bars de poche commencent un peu plus à s’ouvrir. »
La consommation d’alcool est-elle une condition sine qua non pour aller au bistrot ?
« C’est vrai que le bistrot est plutôt associé à l’euphorie de l’alcool. Certaines personnes ont besoin d’une petite dose d’alcoolémie pour se désinhiber. Le timide va enfin s’enhardir et parler pour la première fois à la jeune fille qu’il convoite depuis deux ans de l’autre côté du comptoir. C’est évident que cela aide et relie les gens. Et quand il y a des excès, le patron est là. C’est le gardien du phare, de l’harmonie. C’est un réducteur de tensions, il saura trouver les mots et éventuellement le nerf de bœuf, si vraiment le type est trop menaçant pour calmer le jeu et appeler à la raison.
Il y a des rituels que l’on retrouve un peu partout dans le monde. Ce rapport organique entre le patron et sa clientèle pour que le bistrot reste un lieu d’échange et de communication. Un lieu où collectivement, on se serre les coudes et on essaye de se sortir de ses angoisses ou de la misère.
Pourquoi les gens aillaient au bar au début du 20e siècle ? Principalement parce que les logements étaient très mal chauffés. Idem pour le téléphone. Il faut se rappeler que dans les années 50, il fallait attendre au minimum deux ans pour avoir une ligne fixe chez soi. Le bistrot répondait presque à une notion de service. A contrario, il existe aussi des pays, où il y a des bistrots dans lesquels on ne boit pas d’alcool. C’est le cas du Yemen où l’on peut encore boire le meilleur café du monde.
En dépit de l’observance plus ou moins stricte de la religion musulmane, il y a des ouvertures qui se font, je pense au célèbre café Fishawy du Caire, à l’intérieur duquel de plus en plus de femmes viennent s’attabler pour fumer la chicha. La fréquentation n’est donc pas dans ce cas forcément liée à l’alcool. Il s’agit seulement d’être bien ensemble collectivement. »
Est-il vrai que le mot bistrot vienne du russe, bistro, qui signifie vite ?
« Le mot proviendrait effectivement du russe быстро, bistro « vite ». Ce sont les Cosaques, stationnés à Paris en 1814 à la fin des guerres napoléoniennes qui l’auraient utilisé pour apostropher les cafetiers. Il faut se souvenir qu’à la même époque, il y avait la tournée des grands-ducs. Nous sommes toujours en 1814 et les grands-ducs étaient les hauts gradés de l’armée russe qui allaient faire la fête à Paris. A l’époque, il s’agissait alors de boire comme un Cosaque ! »
Y a-t-il dans chaque pays un vocabulaire de bistrot ?
« Je ne suis pas docteur ès bistrot pour l’ensemble des pays du monde. Mais ce qui est sûr, c’est que les bars sont les lieux de la parole libérée. On peut s’y lâcher, raconter des blagues à trois balles avec une très grande indulgence de la part de l’auditoire. En Irlande, ce ne sont pas des brèves de comptoir comme en France, mais des anecdotes liées à l’histoire et aux relations tumultueuses avec le Royaume-Uni.
Dans ce pays, énormément de chansons sont parties des bistrots. Pendant longtemps les paysans ne savaient pas lire. La transmission se faisait par les conteurs et des chanteurs ambulants qui se promenaient avec leur cornemuse de bars en bars. Lors de la grande révolte de 1798, les nouvelles se transmettaient par les chanteurs. Et ce n’est pas un hasard si dès qu’un chanteur était pris, on le pendait à un arbre avec sa cornemuse. »
Comment s’est effectué le choix des images pour cette exposition ?
« Dans mon cas, ce sont des coups de cœurs. Chaque image représente une expérience que j’ai vécue dans les bistrots. Par exemple, un jour je me promenais à Limoges avec des amis et je leur demande s’ils pouvaient m’indiquer un bar sympathique dans lequel, il soit possible de faire des photos.
A l’époque, je préparais mon premier bouquin sur les bistrots du monde. Ils me disent, écoute, pas loin d’ici à 80 km à Sardent, il y a un établissement très intéressant puisque c’est là que Claude Chabrol a tourné son premier film. Il s’agissait du Beau Serge avec Gérard Blain, Jean-Claude Brialy et Bernadette Lafont. La photo par elle-même ne raconte pas l’histoire que j’y ai vécue. Mais j’essaye d’exprimer par l’image ce qu’est un bistrot de campagne.
Ce jour-là, c’était un dimanche à midi. Les chasseurs faisaient une pause au milieu de la journée. Il y a cette nuée de chasseurs autour d’un magnifique comptoir qui ondule et que des Américains ont tenté d’acheter plusieurs fois 5 ou 10 000 dollars. Le patron a toujours refusé. Il y a aussi Madame Germaine, qui tenait un café-mercerie à Concoret dans le Morbihan. »
Les vrais bistrots à la Doisneau ne sont-ils pas appelés à disparaitre ?
« Il y a effectivement des chiffres qui sont terribles. En 1960, en France, il y avait 200 000 bistrots. Aujourd’hui, il y en a un peu moins de 32 000. Ce sont surtout les bistrots de campagne qui disparaissent.
Or, quand un bistrot de village disparait, très souvent de façon concomitante l’école ferme. C’est une tragédie, n’ayons pas peur des mots. Dans les centres urbains, c’est un peu la même chose. Les évolutions sociologiques dans les quartiers font qu’il y a de nouvelles habitudes qui ne vont pas vraiment dans le sens de la convivialité. Les Starbucks par exemple ne sont pas pour moi des bistrots. De la même façon, les Indiana Café vous demandent de payer au moment où l’on vous apporte la consommation.
Dans certains cafés dits « branchés », des gros bras sont à l’entrée pour sélectionner la clientèle. Cela met en péril la philosophie des lieux, même quand le bistrot est repris par un nouveau propriétaire qui ne dénature pas son atmosphère.
Il y a aussi un autre danger qui guette. Dans certains quartiers comme Saint-Germain-des-Prés ou Saint-Michel, les comptoirs s’évanouissent au profit de tables qui permettent au propriétaire de faire payer deux fois plus cher les consommations aux clients. Dans ces établissements, il n’y a que le tiroir-caisse qui compte. Il y a donc vraiment péril en la bouteille. »
Quels sont les critères pour qu’il y ait selon vous bistrot ?
« Tout d’abord, je dois préciser que nous avons créé une association pour faire inscrire au patrimoine mondial immatériel de l’humanité de l’Unesco, l’art de vivre des bistrots et des terrasses parisiennes. Toutefois, je ne me fais pas d’illusions. Dans un siècle, le bistrot tel qu’on l’aime n’existera peut-être plus. Mais en attendant, nous pouvons retarder l’échéance et permettre à nos enfants de vivre les mêmes joies que nous.
Le bistrot est tout d’abord un endroit où l’on se détend. On y lutte contre la mélancolie, la neurasthénie, le blues. Le patron est bien souvent une forme de psychanalyste, même un peu rustique ou rudimentaire. Et qu’on le veuille ou non, le bistrot a sauvé énormément de gens du suicide. »
Quels sont les bistrots qui resteront à jamais gravés dans votre mémoire de routard ?
« J’ai eu la chance de connaitre le mythique « Vin des Rues », rue Boulard (14e), longtemps fréquenté par le photographe Robert Doisneau et mené d’une main de fer par son redouté patron Jean Chanrion.
« Le P’tit Bar » de Madame Paulo, qui était rue Richard-Lenoir (11e). Un des bistrots les plus crades de Paris, mais avec une ambiance absolument extraordinaire.
Je pense aussi au Sampiero Corso, rue de l’Amiral Roussin dans le 15e. Un Corse qui avait fait les brigades internationales. C’était un bistrot, mais aussi un restaurant où l’on payait selon ses moyens, gratuit pour les chômeurs, les retraités et les travailleurs en grève. Un peu l’ancêtre bolchévique assumé des Restos du cœur.
Il y a effectivement un certain nombre d’adresses qui restent dans nos mémoires et que nous n’oublierons jamais. »
Propos recueillis par David RAYNAL
Pour en savoir plus sur l’association, bistrots et terrasses de Paris pour leur inscription au patrimoine immatériel de l’Unesco.
Adhésion libre et cotisation de 3 €. Parmi les prochaines actions, l’association va bientôt lancer une pétition écrite pour donner plus de force à cette campagne de soutien et de pérennisation des bistrots de quartier à Paris et dans les grandes villes.
https://www.facebook.com/bistrotsetterrassesdeparis/
L’exposition « Bistrots du monde » est visible en accès libre tous les jours jusqu’au 16 décembre 2019 sauf le dimanche, de 18h30 à 20h30.
Jazz Café Montparnasse
13 rue du Commandant René Mouchotte, 75014 Paris
https://jazzcafe-montparnasse.com
Lire aussi :
- Chroniques vagabondes, petit dictionnaire des insolites itinéraires d’un Routard – Hachette Tourisme -2017.
- La Nostalgie est derrière le comptoir de Pierre Josse et Bernard Pouchèle – Fleurus -1999.
- Deux vagabonds en Irlande de Pierre Josse et Bernard Pouchèle – Terre de Brume – 1998.
- L’écho des bistrots, petite confidence sur les cafés, pubs, tavernes et autres estaminets de Pierrick Bourgault – Transboréal -2012.
- Bars en France de Pierrick Bourgault – Dakota Editions -2009.
- Les Zinzins du zinc, guide des meilleurs bars à vins de France de Pierrick Bourgault et Egmont Labadie – Fleurus – 2007.
Pour lire notre autre interview de Pierre Josse :