Il n’y a probablement pas d’exemple aussi étonnant, au XXe siècle, d’un artiste majeur tombé dans l’oubli que celui d’Amadeo de Souza-Cardoso. Au point que l’historien d’art américain Robert Loescher l’a qualifié en 2000 comme « l’un des secrets les mieux gardés du début de l’art moderne ».

Amadeo de Souza-Cardoso, Titre inconnu (Clown, cheval, salamandre), détail, vers 1911-1912, gouache sur papier, 23,80 x 31,80 cm, Lisbonne, CAM / Fundação Calouste Gulbenkian, donation Lucie de Souza-Cardoso, Photo Paulo Costa

Amadeo de Souza-Cardoso, Titre inconnu (Clown, cheval, salamandre), détail, vers 1911-1912, gouache sur papier, 23,80 x 31,80 cm, Lisbonne, CAM / Fundação Calouste Gulbenkian, donation Lucie de Souza-Cardoso, Photo © Paulo Costa

Emporté à trente ans par l’épidémie de grippe espagnole, après avoir quitté au début de la guerre cette avant-garde parisienne dont il était l’une des figures les plus originales, Amadeo est sorti des écrans radar et n’a conservé sa célébrité que dans son propre pays. Il a pourtant eu le temps de laisser une oeuvre étourdissante, à la fois en prise avec toutes les révolutions esthétiques de son temps et ne ressemblant à aucune autre. Si l’on observe finement la chronologie de son compagnonnage avec Amedeo Modigliani ou Constantin Brancusi, c’est bien souvent lui qui fait figure d’inventeur de formes.

Amadeo de Souza-Cardoso est déjà au Grand Palais en 1912, exposant au Salon d’Automne Avant la Corrida, une toile qui figurera ensuite à la célèbre exposition de l’Armory Show aux Etats-Unis en 1913. Elle y est vendue immédiatement comme presque tous les autres envois de l’artiste qui fait sensation. C’est ainsi que plusieurs de ses chefs-d’oeuvre sont conservés aujourd’hui aux Etats-Unis, en particulier à l’Art Institute de Chicago.

La vie de Souza-Cardoso est courte et intense. On distingue deux grandes périodes qui sont matérialisées dans le parcours de l’exposition : la période de Paris (1906-1914) et le retour à Manhufe, Portugal (1914-1918). Cependant, tout au long de sa vie artistique qui dure un peu plus d’une décennie, Amadeo vit entre ces deux mondes : il voyage, va et vient, éternel insatisfait, désireux d’être ailleurs, manifestant une perpétuelle instabilité géographique.

Fils d’une famille traditionnelle de la riche bourgeoisie rurale, Amadeo part pour Paris dans une situation financière confortable, loin de la condition de boursier qui est celle de nombre de ses compatriotes – qu’il ne fréquente d’ailleurs sur place que pendant une courte période. Il fait ses adieux à sa mère en lui affirmant qu’il lui faut accomplir son destin.

La ville qu’il découvre, centre euphorique de toutes les ruptures, attire son attention sur les artistes qui rompent avec les canons classiques. Amadeo participe, lui aussi, à ce mouvement de rupture ; il fait ses premiers pas dans cet univers cosmopolite en développant un dialogue créatif avec ses compagnons de travail : Modigliani, Brancusi, Archipenko, le couple Delaunay, Otto Freundlich, Boccioni, entre autres, et prend contact avec des agents artistiques, des éditeurs ou des commissaires d’exposition, comme Walter Pach, Wilhelm Niemeyer, Ludwig Neitzel, Herwald Walden, Adolphe Basler, Harriet Bryant. En 1908, lorsqu’il s’installe à la Cité Falguière (Montparnasse), il se lie avec certains artistes qui, comme lui, se situent en marge des mouvements programmatiques, notamment Modigliani et Brancusi.

Le petit village de Manhufe au Nord du Portugal, imprègne l’univers visuel d’Amadeo et se retrouve au long des multiples étapes de son travail. Il ne s’agit pas seulement de paysages ou de représentations de la nature ; ce lieu renferme ce qu’Amadeo considère comme sien, un paysage naturel mais aussi mental. Il intègre dans tout son processus créateur ce qui pourrait être perçu comme des thèmes traditionnels : objets du quotidien, paroles de chansons populaires et poupées folkloriques, instruments de musique régionaux, montagnes, forêts, châteaux imaginaires et intérieurs familiers.

Ces éléments sont représentés selon des solutions stylistiques où se combinent cubisme, futurisme, orphisme et expressionnisme. Amadeo confronte des fragments du monde rural et du monde moderne dans une même dynamique et, sans hiérarchie, il opère une fusion entre sa région d’origine et le vertige des machines, des mannequins mécaniques, des fils télégraphiques et téléphoniques, des ampoules électriques et des panneaux publicitaires, des émissions de radio, des moulins à eau, des parfums, du champagne…

Devenu urbain par choix, l’artiste garde le lien avec le mouvement ondulatoire de ses montagnes, qu’il peint à maintes reprises et qui servent de fond à des tableaux de phases diverses. Et c’est d’ailleurs devant ces montagnes qu’il trace son autoportrait, habillé en peintre, à la manière du Greco.

La simple représentation, même augmentée par les moyens du cubisme, ne lui suffira pas. Il procède par représentation et par « incorporation », ses oeuvres intégrant – notamment par collage – de nombreux objets régionaux ou urbains.

Les lettres/mots, appliqués à l’aide de pochoirs en carton ou en zinc (qu’il fait lui-même ou commande), sont autant de nouveaux éléments de polysémie – références à la publicité industrielle (Barrett, Wotan) et commerciale (Coty, Brut, 300, Eclypse) mais sans rôle narratif ou illustratif dans la peinture. Amadeo détourne les significations, ainsi que les formes : ses disques chromatiques peuvent être des cibles colorées ou des assiettes en faïence populaire sur lesquelles tombent des insectes… Curieusement, son histoire familiale rapporte que l’artiste compose sa toute première peinture sur deux battants d’une armoire de la salle à manger ; le très jeune Amadeo y reproduit, vers 1897, les couvercles de boîtes à biscuits de la marque Huntley & Palmers. Tous ces indices d’incorporation du monde nouveau dans son oeuvre montre qu’Amadeo a une conscience aiguë de ce que signifie « être moderne », qui se traduit non seulement dans ses thèmes (exaltation de la mécanisation), mais aussi dans ses méthodes et techniques ou encore dans sa volonté de se faire connaître en promouvant personnellement son identité d’artiste. Cette stratégie est mise en oeuvre très tôt avec la publication d’une édition de ses XX Dessins et des 12 Reproductions, et s’exprime encore dans l’emploi du tampon de sa signature.

Selon un parcours chrono-thématique, l’exposition réunit environ 300 oeuvres : peintures, dessins, gravures, photographies, ainsi qu’une sculpture et deux masques africains. Parmi elles, quelques oeuvres d’artistes contemporains d’Amadeo dont il fut proche comme Brancusi, Modigliani, Robert et Sonia Delaunay. Dans la rotonde un triptyque vidéo, commandé spécialement par la Fondation Calouste Gulbenkian à l’artiste Nuno Cera, consacre les lieux chers à Amadeo (Manhufe au Portugal, la Bretagne et Paris).

En dix ans, Amadeo de Souza-Cardoso a tracé une voie totalement singulière dont la redécouverte en France, bien tardive, ne devrait en être que plus saisissante.

Informations pratiques

  • commissaire : Helena de Freitas, historienne de l’art, Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne
  • scénographie : Atelier Jodar Architecture
  • ouverture : du jeudi au lundi de 10h à 20h, mercredi de 10h à 22h fermeture hebdomadaire le mardi
  • fermé les 1er mai et 14 juillet
  • tarifs : 13 €, 9 € TR (16-25 ans, demandeurs d’emploi, famille nombreuse). Gratuit pour les moins de 16 ans, bénéficiaires du RSA et du minimum vieillesse
  • accès : métro ligne 1 et 13 « Champs-Elysées-Clemenceau » ou ligne 9 «Franklin D. Roosevelt»
  • informations et réservations : www.grandpalais.fr